Elle m'attend tout sourire dans la salle de consultation, assise sur la chaise à côté du bureau, son dossier personnel sur les genoux et le dossier médical de la maternité qui m'attend lui, sagement, sur le bureau.
Je rentre avec le sourire, je me présente, lui demande comment elle va et ce qui l'amène en ces lieux en cette belle journée d'été. Elle me parle de ces contractions débutantes qui commencent à lui faire mal mais ne sont pas encore très rapprochées. C'est son premier, elle ne sait pas très bien si c'est le bon moment. Je la rassure d'un sourire et lui dis que nous allons faire le point ensemble.
Mais avant, je vais jeter un oeil à son dossier, voir s'il y a des infos dont je devrais avoir connaissance pour la prendre en charge du mieux possible. J'ouvre la première page, lis cette unique phrase inscrite en rouge et là, mon coeur et mon esprit se ferme : je ne peux pas, je ne pourrai pas m'occuper d'elle !
Elle ne se rend compte de rien, toute concentrée qu'elle est sur une contraction qui vient en elle mais il y a un cataclysme en moi.
Dans ma carrière, je me suis indifféremment occupée de toutes les femmes qui m'ont été confiées, des jeunes et des moins jeunes, des pauvres et des riches, des "propres" et des "moins propres", quelle que soit leur couleur de peau ou leurs convictions politiques ou religieuses. Mais elle, non, je ne pourrai pas. Cette unique phrase en rouge a verrouillé mon cœur, me plongeant dans une blessure très vieille mais pas encore cicatrisée et qui ne le sera peut-être jamais.
Ce n'est pas sa faute, ce n'est pas la mienne. Juste celle d'un passé, d'une souffrance d'enfance qui a balayé ma vie et m'a propulsée dans le monde des adultes beaucoup trop tôt.
Une peine qui, malgré mon professionnalisme et mon désir réel d'aider cette patiente, est bien trop vive encore. Je ne pourrai pas l'aider. Je risque au contraire de lui faire du mal, malgré moi. Elle ne mérite pas ça. Elle n'a rien fait pour ça. Elle n'est qu'une jeune femme sur le point de devenir mère et qui a fait un choix personnel. Un choix que je ne devrais pas juger. Un choix qui ne devrait pas avoir d'impact sur ce qu'elle va vivre dans les heures ou les jours qui viennent.
Mais je ne le peux pas. C'est plus fort que moi.
Alors, tentant de conserver malgré tout un sourire avenant, je quitte la pièce, tremblant de la tête aux pieds et vais transmettre le dossier à ma collègue. Collègue qui connait mon histoire, mon vécu et qui sans un mot mais avec un sourire comprend ce qui se passe. Et qui va rencontrer sa nouvelle patiente.
Lorsqu'on est un professionnel de santé, on se doit de rester neutre, de prendre soin de chacun de ses patients en leur offrant le maximum, dans le respect des dernières connaissances de la médecine.
Lorsqu'on est un professionnel de santé, on se doit d'entendre les demandes des patients et d'y répondre avec objectivité, sans que nos propres sentiments, avis personnel ou vécu n'interviennent dans cette prise en charge.
Lorsqu'on est un professionnel de santé, on se doit de prendre en charge tous les patients avec le même professionnalisme, sans distinction pour leur couleur de peau, leur religion, leur conviction politique, leur compte en banque.
Mais être un professionnel de santé, c'est également être un être humain, avec ses failles et ses faiblesses.
Alors, être un professionnel de santé, c'est dans ces cas-là, savoir s'arrêter avant de mal faire et passer la main.
Parce que si nous sommes faillibles, nos patients n'ont pas pour autant à en pâtir.
Chapeau. Combien, à ta place, n'auraient pas su passer la main et auraient risqué de blesser cette jeune femme... C'est une force énorme de connaître ses failles et ses limites.
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